ÉDITION 2023-2024

Considérations actuelles sur la vie et la mort

Quelles incidences sur la clinique analytique ?

Jean Luc Monnier

 

Pour Freud, la mort a toujours eu une place essentielle, aussi bien dans sa vie personnelle que dans son œuvre. Il faut lire l’ouvrage de Max Schur La mort dans la vie de Freud [1], pour se rendre à cette évidence : son rapport à la mort scande à la fois sa vie personnelle et l’élaboration de la psychanalyse en tant que telle. Totem et Tabou, Moïse et le monothéisme où Freud reprend le mythe d’Œdipe dont il a fait la clef de voûte de sa théorie à partir de son analyse avec Fliess, Au-delà du principe de plaisir, Deuil et mélancolie, Le moi et le ça, sont des écrits majeurs découvrant le rôle central de la mort dans le déploiement de la vie humaine, tant au niveau de la civilisation que de la subjectivité de chacun.

La mort pour supporter la vie…

La mort, en tant qu’elle se subjective, fait de la vie une vie humaine : c’est aussi bien ce que Freud nous a transmis. La sépulture en est l’insigne paradoxalement vivant, comme le rappelle Lacan dans Radiophonie : « Qui ne sait le point critique dont nous datons dans l’homme, l’être parlant : la sépulture, soit où, d’une espèce, s’affirme qu’au contraire d’aucune autre, le corps mort y garde ce qui au vivant donnait le caractère : corps [2] ».

Éric Laurent, à la suite de Lacan, le dit autrement lorsqu’il souligne que « la médiation de la mort permet d’articuler l’homme à son histoire, c’est-à-dire le singulier de cette histoire à l’Histoire des hommes [3] ».

Max Schur le relevait sans équivoque dans son introduction [4] : « Les problèmes de la vie et de la mort ne peuvent être traités séparément […] tout cela fait partie de l’existence humaine ».

Jacques Lacan s’avance donc sur le même chemin et se fait plus direct et plus provocateur dans sa conférence à Louvain le 13 octobre 1972 : « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr – ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Ce n’est qu’un acte de foi. Le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr. Pourquoi est-ce qu’il n’y en aura pas un ou une qui vivrait jusqu’à cent cinquante ans ? Enfin, quand même, c’est là que la foi reprend sa force. [5]»

Ce que Lacan lance à ses auditeurs dans cette conférence souligne un point capital de l’œuvre freudienne à laquelle il souscrit entièrement. Il reprend là, sous une autre forme, la célèbre formule heideggerienne de l’être-pour-la mort dont il a fait lui-même un concept clinique clé, puisque « sa pleine assomption [6] » est coextensive, à un certain moment de son enseignement, de la fin de l’analyse.

Jacques-Alain Miller le confirme dans son cours lorsqu’il avance : « C’est pourquoi, dans « Variantes de la cure-type […] Lacan peut donner comme mot d’ordre à la direction de la cure, de réduire tous les prestiges du moi pour accéder à l’être pour la mort [7]. »

Et en effet, que serait la vie si on ne savait pas qu’on allait mourir ? une histoire insupportable. C’est, en première intention, une proposition bien paradoxale. Néanmoins nous savons que certains sujets peuvent parfois nous livrer que leur effort pour vivre est si intense qu’ils ne peuvent le soutenir qu’en ayant en tête ce dernier recours : la mort que l’on peut se donner.

Sans doute est-ce là une extrémité que l’on caresse parfois mais le passage à l’acte « réussi » reste cependant une exception. Pour la plupart d’entre nous, penser ce possible est un soulagement suffisant à la douleur d’exister… Mais en tout état de cause, jusqu’à présent, l’acte relevait de la décision du sujet en son for intérieur.

Une éthique du côté du sentiment de la vie

Aujourd’hui nous n’en sommes plus là. La science, la biologisation du vivant, la technicisation de la médecine qui « se confond toujours plus avec les sciences du vivant, […] réduisant la vie à la dimension biologique des corps [8] » se sont alliées à la montée en puissance des droits subjectifs et bouleversent sans retour possible le lien du sujet à l’Autre.

Ce sujet, « réellement prolétaire sans discours pour faire lien social [9] », possède désormais sa vie ; il a donc aussi le droit à sa mort. La mort est rentrée dans la catégorie des « droits humains ». Il n’est plus question de foi, mais de droit. Nous en voyons déjà les dérives dans quelques pays riverains : Belgique, Pays-Bas, notamment.

Le thème de cette année nous permettra d’aborder la question de la mort et de la vie en nous projetant dans ce monde gouverné par la science. Nous étudierons précisément la façon dont Freud a posé la mort comme l’un des concepts cliniques majeurs de la psychanalyse et de quelle façon Jacques Lacan l’a actualisée tout en lui gardant son statut d’invariant. À partir de là, nous envisagerons ce que les discours contemporains ont comme conséquences sur la place de la mort dans la subjectivité moderne et sur son traitement par la médecine et le droit. Nous préciserons aussi comment le psychanalyste d’orientation lacanienne d’aujourd’hui a à se situer.

Nous avons vu, avec Freud et Lacan, que la mort est la possibilité même de la vie pour le parlêtre. La rencontre du signifiant et du corps, suscitant l’ex-sistence de la « substance jouissante » constitutive du parlêtre, pour le dire dans les termes du tout dernier enseignement de Lacan, engendre une perte initiale que Lacan, à l’occasion, appelait le « meurtre de la chose ». La mort entre ainsi par la grande porte, offrant au parlêtre les conditions de son humanité, son « sentiment de la vie », dont le désir se fait l’écho en même temps qu’il s’arrime à l’Autre.

L’expérience analytique montre qu’il arrive que ce « sentiment de la vie » soit touché de telle façon que le désir abandonne le parlêtre et l’engage à rendre réel cet « être-pour-la-mort » dont il n’assume plus la fonction symbolique. Plutôt que l’Autre du désir, c’est l’Autre du « droit-à », qui se fait interlocuteur. Et plutôt que de faire barrage à ce qui menace d’advenir sous la forme du passage à l’acte, cet Autre valide cette « réélisation ».

À cet égard nous tracerons déjà quelques lignes en disant que l’analyste doit se faire, par son acte, le garant du désir : c’est aussi bien ce que Lacan appelle « contrer le réel ». Sa responsabilité éthique doit le conduire, par le moyen de la parole, à extraire les signifiants-maîtres, quelle que soit la forme sous laquelle ils se présentent dans le discours du sujet, pour en faire des points d’appuis, voire des digues susceptibles de stopper la fuite de la libido qui, à défaut de l’accueil authentique d’un dire, mène au pire.

[1] Schur M., La mort dans la vie de Freud, Gallimard, Paris, 1975.
[2] Lacan J. « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 409.
[3] Laurent É. L’envers de la biopolitique, une écriture pour la jouissance. Navarin, Champ freudien, avril 2016, p. 38.
[4] Ibid., p. 31.
[5]Lacan J., « Conférence de Louvain », La Cause du désir, no 96, juin 2017, p. 11.
[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 26 janvier 1994, inédit.
[8] Doucet C., « Proposition de loi sur la fin de vie : réflexions d’éthique lacanienne », Hebdo-blog, no 301, 16 avril 2023, disponible sur internet.
[9] Cf. Lacan J., in « La Troisième », intervention au viie Congrès de l’EFP : « Chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social, autrement dit, de semblant. » La Cause du désir, Paris, 2011, p. 18.

 

Bibliographie – Section Clinique 2023-2024
Freud S., « Considérations actuelles sur la vie et la mort » (1915), Essais de psychanalyse.
Freud S., « Deuil et mélancolie » (1917), Métapsychologie ou Œuvres complètes, tome xiv.
Freud S., « Le rêve du père mort », L’Interprétation du rêve.
Freud S., « Au-delà du principe de plaisir » (1920), Essais de psychanalyse (sur la pulsion de mort).
Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966. (Un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet).
Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil. Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi… ».(Le phénomène de la vie continue de nous échapper… + conférence sur la cybernétique (chapitre xxiii).
Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi… » ch. xviii « Le désir, la vie, la mort »,Me funaï, Œdipe à Colone.
Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient. (obsessionnel/ De la demande de mort à la mort de la demande).
Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation ».(chapitre iii : « Le rêve du père mort », p. 59-78).
Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse. (Chapitre xvi « La seconde mort », « La pulsion de mort » ; Chapitres xix, xx, xxi. : « L’essence de la tragédie » : Antigone et l’entre-deux morts..
Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, « D’un Autre à l’autre ». Le pari de Pascal.
Lacan J., « Conférence de Louvain » (1972), La Cause du désir, n° 96. (« Mort ou vif », 2017, pp.7-30 : « La mort est du domaine de la foi »).
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975.(« Nous ne savons pas ce que c’est d’être vivant sinon seulement ceci qu’un corps, cela se jouit »).
Lacan J., « La Troisième », La Cause du désir, n° 79, Paris, 2011, p. 11-33.
Lacan J., « Improvisation désir de mort, rêve et réveil », La Cause du désir, n° 104, Paris, mars 2020, p. 9-12.
Laurent É., « La sépulture comme écriture », L’envers de la biopolitique, une écriture pour la jouissance, Navarin, Champ freudien, avril 2016, p. 38.
Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000.
Schur M., « La mort dans la vie de Freud », Gallimard, Paris, 1975.
Jankélévitch V., La Mort, Paris, Champs, 2017.
Derrida J., Le Séminaire. La Vie la mort, Paris, EHESS.
Doucet C., « Proposition de loi sur la fin de vie : réflexions d’éthique lacanienne », Hebdo-blog, n° 301, 16 avril 2023, disponible sur internet.

Dernière modification : 24/08/2023

Les commentaires sont clos.