2015-2016

Le corps parlant et ses pulsions au XXIème siècle

 

Affiche Corps et Pulsions 2015:16La psychanalyse, dès le moment de son invention par Freud, et par la grâce d’Anna O. a été une thérapie par la parole, même si le nom familier que lui donnait Anna (chimney sweeping) jouait de l’équivoque érotique.

En tout état de cause, et en dépit des tentatives malheureuses de Wilhelm Reich, la clinique a continué et continue à exclure le traitement direct des corps. Les corps sont en présence (dira-t-on jamais assez combien c’est une condition indispensable) mais sans contact. Le rapport à l’Autre – qui est celui de la cure analytique – introduit en tiers, entre l’analyste et l’analysant, le langage comme support d’une parole qui, infailliblement, tourne autour de la sexualité et de l’échec des tentatives du sujet qui se plaint de son symptôme, à trouver un appui de son être dans le rapport sexuel. En somme, la psychanalyse ne parle que des corps même si — et c’est ce qui la rend un peu suspecte aux médecins — elle se garde de les guérir par une intervention physique.

Les post-freudiens avaient même pensé pouvoir résumer le processus de la psychanalyse et le relatif silence de l’analyste par la simple trilogie : agression / frustration / régression. Là encore, ils réduisaient à des formules de manuels pour étudiants pressés, la recherche anxieuse de Freud concernant ce qu’il attendait de l’effectuation d’une castration symbolique par le processus de parole, et ses espoirs de guérison des symptômes névrotiques.

Car Freud, qui pourtant était médecin, avait dû lui même abandonner l’idée d’intervenir sur le corps (électrothérapie) ou sur la pensée (hypnose) alors même qu’il écoutait sans cesse ses patientes et patients parler de leur corps, de leurs amours et de leur sexualité. Les Trois essais sur la sexualité sont à cet égard très parlants : Freud n’y traite que de l’usage des corps et de leurs jouissances.

Chacun a en tête les deux textes majeurs à partir desquels il donne des repères sur le corps dans la clinique : « Pour introduire le narcissisme » en 1914, suivi de « Pulsions et destins des pulsions » en 1915, sans mentionner les textes sur la pulsion de mort après le tournant des années 20. Pulsion concept, pulsion silencieuse, pulsion véhiculant la mort, pulsion jouissance du sujet, mais du sujet pris dans la culture et dans les guerres atroces du début du XXe siècle. Autant de déclinaisons, autant d’indices de l’insistance du corps dans la doctrine freudienne.

C’est par l’image que Lacan, relisant Freud, mettra de nouveau au premier plan le souci du corps dans ses propos sur le « Stade du miroir ». Il montrera ainsi comment le corps est donné par l’image unifiante qui s’accompagne d’un acquiescement symbolique de l’Autre. C’est par ce biais que la doctrine de la suprématie du symbolique sur l’imaginaire supposé illusoire s’introduira dans la clinique psychanalytique. La clinique du corps morcelé sert de fil rouge à l’interrogation de Lacan, sans qu’il puisse encore donner une réponse satisfaisante. Il voit bien pourtant, dès les premiers séminaires, que le moi, loin d’être unifiant, n’est qu’un effet d’aliénation à l’autre et que c’est à la pulsion que le psychanalyste a affaire dans sa pratique. Il doit, sans pouvoir totalement l’écarter, remettre en cause la théorie freudienne du narcissisme primaire.

Après avoir établi dans le Séminaire VI que le désir, en tant que désir de l’Autre, est chargé de libido « perverse » contrairement à ce qu’il annonçait antérieurement, il avance dans le Séminaire VII, en réponse sans doute à la clinique concurrente dite « de la relation d’objet », la place d’un objet qui serait le sien, au sens d’appartenir au langage tout en y étant exclu. Cette articulation complexe, il la détaille tout spécialement dans les Séminaires X et XI, en faisant de l’objet une place vide et une jouissance d’orifices de bord sur le corps tégumentaire.

C’est dans le Séminaire « Les quatre concepts fondamentaux » que cette phase de sa doctrine se déploie avec le plus de force, notamment dans les dialogues critiques avec Sartre et surtout Merleau-Ponty, qui font de ce Séminaire l’une des avancées les plus importantes dans l’univers intellectuel de l’époque.

Il convient aussi de mentionner qu’entre temps il aura adopté, pour définir le rapport du sujet au langage, les thèses structuralistes de Levi-Strauss et surtout de Jakobson, Saussure et Benveniste. Il y trouve un abri contre le psychologisme et le familialisme de la psychanalyse de l’IPA, et affirme avec eux le décentrement du sujet par rapport au monde de la nature, la fameuse rupture épistémologique sur laquelle Lacan ne reviendra pas. Durant cette période il fait du phallus la clé de son enseignement, « phallus symbolique, impossible à négativer, signifiant de la jouissance » (1).

Dans le Séminaire XI et les suivants, Lacan reprend la voie cartésienne, spécialement celle des Méditations de Descartes, pour s’assurer que le corps étendue et le doute sont bien les fondements de l’être. La certitude que Lacan présente dans ce séminaire, c’est la certitude que l’analysant trouve dans le langage une façon d’être représenté par un signifiant pour un autre ; c’est-à-dire que ce qui domine dans le Séminaire XI, c’est la division du sujet, qui s’abolit comme manque d’être pour aussitôt se retrouver représenté par son aliénation dans l’Autre. À ce point surgit la jouissance du corps, d’où la formule du fantasme (S barré poinçon objet a). La question reste posée, à laquelle Lacan ne répondra que dans le Séminaire XXIII : LOM son corps, il l’a.

Avec le texte des Écrits intitulé « Position de l’inconscient », Lacan inaugure une nouvelle période de son enseignement qui va le détacher assez rapidement du structuralisme. Sans pouvoir ici le développer, signalons seulement que Lacan introduit à ce moment le mythe de la lamelle, qui reviendra ultérieurement plusieurs fois dans son enseignement. Il met ainsi au premier plan la jouissance omniprésente et reformule le formalisme structuraliste en introduisant l’organisme. Ce tournant est fondamental. Il accompagne la remise en question de la fonction paternelle, et en particulier du rôle normatif du père dans l’assomption de la position sexuée du sujet. Comme il le dit à ce moment « il n’est pas vrai que Dieu (à qui Lacan ajoute le père mort, idole du névrosé ) les fit mâle et femelle » (2).

Un événement international auquel Lacan a participé va décider de la nouvelle orientation de sa doctrine et de l’accent mis sur la jouissance et le corps. Il s’agit de la conférence de Baltimore en 1966, à laquelle le grand linguiste Chomsky participe. Il s’engage, contrairement à Lacan, dans la voie qui conduira aux neurosciences, alors que Derrida continuera dans une exploration des subtilités langagières et fera la théorie de la différence…

Lacan au contraire change de cap, refuse de faire du langage un trace mémorielle inscrite dans les neurones et en un mot, remet à l’ouvrage la théorie de la pulsion dont il n’a jamais voulu accepter, contrairement à son disciple et ami Leclaire, qu’elle puisse se lire dans le texte du rêve.

C’est à la logique qu’il s’adresse, (contrairement à Derrida) plus proche d’ailleurs en ceci de Deleuze invité également à ce Colloque. Cela donne lieu au Séminaire « La Logique du fantasme » où le corps se présente comme une élaboration de sens créationniste à partir d’un trou. Hile dont le symptôme se rebrousse en effet de création (3). Sur cette nouvelle définition du corps du parlêtre, Éric Laurent, dans ses conférences données à l’ECF durant l’année 2014-2015, a fait saillir plusieurs étapes qui se succèdent en répondant à diverses questions qui s’affinent successivement, pour culminer dans le Séminaire XXIII.

Il est particulièrement sensible dans « Radiophonie » que Lacan est intéressé par la voie que Deleuze avait dessinée dans sa « Logique du sens », mais dont Lacan ne prend pas à son compte les analyses de la jouissance, que le grand spécialiste de Spinoza produira avec son complice Guattari, en supposant des corps machiniques dont les branchements indifférenciés permettraient la circulation de flux de jouissance. Toutefois Lacan fait référence à la double valence du langage, à la fois véhicule du sens qui est incorporel et de la matérialité des mots qui, comme les corps sans organes, sont divisibles à l’infini et connectables par choc entre eux, porteurs d’une jouissance schizophrène.

Le corps devient alors surface d’inscription du signifiant. Et c’est le signifiant (hors corps) qui découpe sur le corps et ses organes, les localisations de jouissance. C’est ainsi qu’il faut entendre la phrase souvent citée des « Autres Ecrits » : « Je reviens d’abord au corps du symbolique qu’il faut entendre comme de nulle métaphore. À preuve que rien que lui n’isole le corps comme à prendre au sens naïf, sans celui dont l’être qui s’en soutient, ne sait pas que c’est le langage qui le lui décerne, au point qu’il n’y serait pas, faute d’en pouvoir parler. Le premier corps fait le second de s’y incorporer » (4).

Dans ce texte, Lacan distingue le corps matériel et le corps que l’Autre du signifiant, accordé au sujet par les inscriptions qu’il trace sur le corps substance. Nous sommes on le voit, bien loin déjà de l’idée que le corps n’est abordable que par le biais de la représentation signifiante. Tout se passe comme si, au moment de « Radiophonie », Lacan mettait déjà en avant le plus-de-jouir, à savoir une jouissance qui ne prend pas le modèle masculin du « tout » mais l’excède. Notamment à partir de la civilisation et des gadgets qu’elle impose. C’est à partir d’une expérience de jouissance que l’inscription se fait sur le corps, en termes de ce que Freud appelait fixation, et non pas un Autre préalable qui n’existe pas et qui déterminerait le sujet dans un rapport à la castration et à la norme du père. « Autre » que Lacan désigne ici comme grandeur négative.

Un an plus tard Lacan reprend dans « Lituraterre » l’intuition déjà dépliée dans « Radiophonie » : la jouissance est première, elle s’inscrit sur les corps à partir des nuages qui figurent l’Autre, comme la pluie sur la Sibérie, en provoquant des effets de ravinement et de distribution de la jouissance sur le corps à partir de signes incorporels, comme hors-corps. Néanmoins, la lettre insiste, c’est un concept lacanien qui donne lieu à de fréquentes équivoques ou approximations. Éric Laurent en disait ceci (5) : « Lacan dit que l’écriture en tant qu’orthographe, n’est pas essentielle à la langue. En revanche, et il l’oppose bien, la lettre résiste en tant que substance phonétique ». La lettre fait littoral. À la fois du corps et hors-corps, et elle se distingue du signifiant et de ses jeux phalliques liés au sens. Et pourtant elle n’est pas littérature. Elle n’est pas équivalente à l’objet cause du désir, car elle est insistance, première, météore qui creuse le trou qui ouvre le corps substance à la jouissance signifiante. Elle signale que l’homme a un corps, et encore une fois cet avoir un corps s’oppose à la structure de trou de l’être du parlêtre.

Jacques-Alain Miller donne toute la portée de cette étape de Lacan sur la voie du sinthome dans son cours de 2011. Il oppose lettre et manque-à-être, et il en voit la réalisation existentielle dans le sinthome tel que Joyce le définira : « Avec le sinthome on bascule dans le côté existentiel » (6). C’est ce qui fait que Lacan généralise le cas de Joyce : le sujet a un corps avant d’être manque-à-être, et il n’en a qu’un, moyennant quoi ce corps a été percuté par lalangue, et l’analyse consistera à épurer le sens phallique pour revenir à ce trou, ce manque, qui n’est pas manque d’être mais sinthome, et qui oriente le sujet en tant que vivant (se sachant mortel y compris) dans les façons qui lui sont uniques de jouir de son corps. Le fantasme qui tourne toujours autour d’une phase non reconstructible, comme Freud avait su le montrer, témoigne par son itération de cette marque indélébile.


1. Lacan , « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, p.823
2. Lacan , « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, p.850
3. Lacan , « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, p.66
4. Lacan , « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, p.409
5. Enseignement à l’ECF, décembre 2015, disponible sur Radio Lacan
6. Cours de -A. Miller, L’orientation lacanienne, « L’Être et l’Un », leçon du 25 mai 2011, inédit.

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Dates des sessions :

  • Rentrée : vendredi 21 et samedi 22 novembre 2015 – Invité : Jérôme Lecaux
  • vendredi 11 et samedi 12 décembre 2015 – Invité : Pierre Naveau
  • vendredi 15 et samedi 16 janvier 2016 – Invité : Bertrand Lahutte
  • vendredi 26 et samedi 27 février 2016 – Invitée : Jacqueline Dhéret
  • vendredi 18 et samedi 19 mars 2016 – Invitée : Paola Francesconi
  • vendredi 20 et samedi 21 mai 2016 – Invitée : Monique Amirault
  • Clôture : vendredi 10 et samedi 11 juin 2016 – Invitée : Catherine Lacaze-Paule (Journée du Cercle)
Dernière modification : 08/07/2015

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